La grande inconnue
Pris en étau entre cause animale et pression démographique, les politiques se soucient surtout de cacher les chiffres.
Sabine de Villeroché
Ils seraient, selon l'INSEE, plus de 80 % à pratiquer le ramadan, en France, sur une
population estimée à près de 7 millions de musulmans (environ 10 % de la population, chiffres INSEE). Durant cette période de l'année qui s'est achevée ce 30 mars, les familles musulmanes consacrent une part plus importante de leur budget aux produits alimentaires (à hauteur de 40 %). Une aubaine, pour les acteurs de la grande distribution, car ces dernières années, le marché des produits halal a explosé, enregistrant un chiffre d'affaires passé, en quatorze ans, de 5,5 milliards d'euros à 7 milliards, en 2023. Parmi tous les produits estampillés halal, le secteur de la viande en profite. Propulsé par des personnalités people comme le chanteur Soprano, « ambassadeur de la chaîne de fast-food Quick » « halal compatible » qui pose, bosse bien visible sur le front (signe de sa très grande religiosité). Derrière le business, c'est toute une pratique et un savoir-faire liés à l'abattage des animaux d'élevage qui s'en trouvent profondément modifiés. Plus ou moins perceptiblement. Mais qu'aucun de nos responsables politiques n'a réellement osé limiter.
Des statistiques qui ne sont plus collectées : l'opacité officielle
Le sujet est récurrent. Il émerge en 2016, avec la diffusion de plusieurs vidéos chocs réalisées par l'association de protection animale L214 pour alerter sur la cruauté des abattages rituels. La pratique consiste à égorger l'animal vivant sans l'étourdir préalablement, idéalement la tête tournée vers La Mecque. Une agonie qui peut durer jusqu'à deux minutes en présence d'un sacrificateur, musulman pratiquant qui prononce les paroles rituelles de l'islam.
L'émoi provoqué par ces vidéos suscite la création d'une commission d'enquête qui ne servira, finalement, qu'à alerter l'opinion. En pleine campagne présidentielle de 2022, Éric Zemmour relance la polémique en affirmant que « plus de 50 % de la viande que tout le monde consomme est halal », au point « qu'en France, on mange de la viande halal sans le savoir ». Faux, protestent les fact-checkers, qui s'empressent de diffuser ces chiffres : « 34 % de l'ensemble des abattoirs, en France, sont autorisés à effectuer des abattages rituels. » Ce qui ne dit rien sur la proportion de viande halal consommée en France. Un seul rapport officiel, celui du ministère de l'Agriculture, datant de 2014, est exhumé, selon lequel « en nombre de têtes abattues, l'abattage sans étourdissement représentait 15 % des bovins abattus et 27 % des ovins ». Et TF1 Info de préciser : « La statistique n'a jamais été mise à jour », le ministère de l'Agriculture ayant justifié ce manque d'information par un « changement du système d'information du ministère, effectué en 2015 ». L'opacité est donc officiellement de mise.
Des politiques qui ne tranchent pas
Pris en étau entre les défenseurs de la cause animale et la pression démographique, les responsables politiques préfèrent ne pas trancher. Si l'interdiction de l'abattage sans étourdissement demeure la règle, le circuit de la chaîne halal peut profiter d'une dérogation offerte par un décret européen au nom du « libre exercice du culte ». Une sacro-sainte entorse à laquelle tous les responsables politiques, de François Fillon, en 2017, à Didier Guillaume, ministre de l'Agriculture, en 2020, de droite comme de gauche, n'oseront jamais toucher. Quitte à entretenir les consommateurs dans la plus totale ignorance de ce qu'ils ont dans leur assiette. Toute tentative pour exiger une information claire d'étiquetage sur le mode d'abattage de leur viande ayant échoué. En février 2024 au Sénat, au cour de l'examen de la loi d'orientation agricole, un amendement LR allant en ce sens a, une fois de plus, été rejeté.
De dérogations en fêtes religieuses : faire face à la demande
Dans l'idée d'« écarter les risques d'abus d'abattages rituels », depuis décembre 2011, le ministère de l'Agriculture oblige les abattoirs qui souhaitent pratiquer l'abattage rituel à obtenir un agrément délivré par le préfet. À ce jour, et selon l'OABA, association d'assistance aux bêtes d'abattoirs, sur les « 240 abattoirs de boucherie agréés, 150 (soit 62 %) ont obtenu une dérogation pour pratiquer un abattage sans étourdissement pour répondre aux demandes de viandes halal ou kasher ». Une belle proportion qui ne dit toujours pas quelle est la part globale de viande halal injectée dans le circuit de consommation. D'autant qu'à titre exceptionnel, à l'occasion de la fête musulmane de l’aïd el-kébir, par exemple, pendant laquelle plus de 100.000 moutons sont égorgés (encore un vieux chiffre jamais réactualisé), des autorisations supplémentaires et ponctuelles d'abattages rituels sont également délivrées.
L'anthropologue et chercheuse au CNRS Florence Bergeaud-Blacker, pour qui le marché du halal s'apparente à un « djihad économique », expliquait récemment, sur le plateau de CNews : « Il est plus simple, pour des raisons économiques, de ne pas faire de distinction dans l’abattage [...] l’abattage rituel en mode halal produit une quantité plus large de viande que celle qui est consommée sur le territoire. Le restant est distribué dans les supermarchés et les boucheries. Donc, nous mangeons de la viande halal qui n’est pas étiquetée comme telle. »
D'une manière générale, en France, le marché de la viande se porte mal et, mécaniquement, celui du secteur des abattoirs. Une partie d'entre eux, en grande difficulté, sont « sauvés » par de grands groupes qui ne se cachent pas de pratiquer l'abattage rituel, comme le groupe Bigard, d'ailleurs épinglé en avril 2024 par L214 pour son abattoir de Venarey-les-Laumes, en Côte-d'Or. En plein Pays de Bray, à Forges-les-Eaux (Seine-Maritime), c'est le groupe de supermarchés officiellement halal, HMarket, qui a racheté l'activité. Au grand désespoir d'un Xavier Bocquet, éleveur porcin chassé de son coin de territoire et contraint, désormais, de faire des kilomètres pour conduire son cheptel. Le soft power musulman pénètre tous les interstices de nos quotidiens.